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Depuis ses divulgations retentissantes début décembre, la bataille fait rage autour de WikiLeaks. Pour ses défenseurs, le site fait oeuvre de démocratie. D'autres - à commencer par la plupart des gouvernants - dénoncent une « dictature de la transparence ». Et, incontournable au coeur de cette cyberguerre, la personnalité du fondateur de WikiLeaks.

Julian Assange a été placé plusieurs jours en détention provisoire en Grande-Bretagne, accusé de « viol par surprise » par deux suédoises. En Suède, en août 2010, il leur aurait imposé des relations sexuelles sans préservatif. Ce que la loi suédoise assimile à un viol.

Dans ce contexte, il est facile de crier au complot. Le coordinateur de WikiLeaks en Suède, qui connaît l'accusé et les plaignantes, préfère recadrer la situation. « C'est une enquête de police classique. Laissons la police établir ce qui s'est vraiment passé. Bien sûr, les ennemis de WikiLeaks peuvent essayer d'utiliser cette affaire, mais elle ne concerne que les deux femmes et Julian », expliquait-il au Guardian le 17 décembre (1).

"Insulte"

Mais l'utilisation de cette affaire, justement, fait grincer des dents. Des voix s'inquiètent que trop de défenseurs de Julian Assange s'en prennent aux deux suédoises qui l'accusent. Il est dangereux de les discréditer quand tant de femmes violées n'osent pas porter plainte. Mais d'autres, pourtant pas des moins féministes, s'indignent du traitement sans faveur réservé au fondateur de WikiLeaks. Et surtout de ce qu'il révèle en creux. « Qu’un présumé violeur se retrouve au centre de tant d’attentions, alors que l’extrême majorité des violeurs “confirmés� galopent gaiement dans la nature dans l’indifférence générale, ça fait un peu mal aux dents », résume ainsi Maïa Mazaurette sur sexactu.com.

Elle rebondit ainsi sur le « j'accuse » de Naomi Wolf publié quelques jours plus tôt sur le blog US Huffington Post. L'auteure américaine, connue en particulier pour ses combats contre le harcèlement sexuel, s'étonne de l'acharnement d'Interpol et des autorités suédoise et britannique contre le fondateur de WikiLeaks. Elle y voit même une « insulte » aux dizaines de milliers de victimes de viols qui ne sont jamais entendues. Maïa Mazaurette traduit une partie de ce texte :

 

Jamais en vingt-trois années de soutien aux victimes d’agressions sexuelles, à aucun endroit du monde, n’ai-je entendu un seul cas d’homme recherché par deux nations, et placé en isolement sans liberté provisoire en attendant d’être entendu par la justice, pour aucun présumé viol, même le plus brutal ou le plus facilement démontrable. [...] Pour les dizaines de milliers de femmes qui ont été kidnappées et violées, violées avec un pistolet sur la tempe, violées en réunion, violées avec des objets contondants, violées quand elles étaient enfant, violées par des proches, et qui sont toujours en train d’attendre une once de justice, la réaction extrêmement inhabituelle de la Suède et de l’Angleterre revient à une gifle en plein visage. Car cette réaction envoie le message que si jamais vous voulez qu’on prenne au sérieux un crime sexuel, vous avez intérêt à ce que votre agresseur soit également en train d’embarrasser le gouvernement le plus puissant du monde.Garder Assange en prison jusqu’à son interrogatoire, oui, bien sûr, si nous vivions soudainement dans un monde féministe où le crime sexuel était pris au sérieux : mais Interpol, la Suède et l’Angleterre doivent, s’ils ne sont pas en train de manipuler de manière immonde un problème sérieux de droit des femmes pour des motifs politiques cyniques, emprisonner aussi les centaines de milliers d’hommes dans leur pays et partout dans le monde qui sont accusés de manière nettement moins ambiguë d’agressions beaucoup plus graves. »

Le féminisme et l'Afghanistan

« Manipuler de manière immonde un problème sérieux de droit des femmes pour des motifs politiques cyniques »... Cette accusation, à vrai dire, ne s'applique pas à la seule affaire Julian Assange. Cet élément vient, après plusieurs autres, confirmer les craintes de celles et ceux qui constatent l'utilisation de plus en plus fréquente de discours aux accents féministes par des groupes qui, dans le fond, n'en ont cure.

Un dévoiement que plusieurs observateurs ont déjà signalé au sein du mouvement Tea Party. La philosophe Nina Power l'analyse également dans son dernier essai (2) : « L’une des mutations les plus profondes et les plus dérangeantes du discours géopolitique touche à l’appropriation du langage du féminisme par des figures qui, voici dix ou quinze ans, se seraient montrées extrêmement vindicatives à son égard. Or les invasions successives de l’Afghanistan et de l’Irak se justifièrent d’un appel à l’émancipation des femmes, où fut spécifiquement invoqué le discours du féminisme ».

On se souvient ainsi du visage de cette jeune afghane mutilée, affichée par le magazine Time en août dernier pour justifier la guerre en Afghanistan. Une guerre dont le bien-fondé venait alors d'être - à nouveau - mis en cause... par des divulgations de WikiLeaks.

(1) L'article, qui fait un point complet sur les accusations et la défense, est à lire ici

(2) Nina Power, « La femme unidimensionnelle », éditions Les prairies ordinaires, 2010. On peut en lire les 30 premières pages ici.