Pour les femmes au sommet des entreprises et de la vie politique, elle est devenue un modèle. Neelie Kroes fêtera ses septante ans en juillet mais, en tant que commissaire en charge de la Société numérique, elle est plus active que jamais. Elle entend lever les barrières du marché numérique européen. Tout comme elle se bat, depuis des années, contre les clivages entre les sexes au travail. Pourtant, la Rotterdamoise ne s’est convertie que tardivement à la discrimination positive. L’entreprise de transports de son père, installée dans le port, est revenue à son frère de neuf ans son cadet. Ce qu’elle a digéré sans problème. "Ma carrière m’a coûté du sang, de la sueur et des larmes. Je veux que d’autres femmes puissent elles aussi franchir cette étape": telle est aujourd’hui sa devise. "Sinon, il faudra une éternité pour obtenir l’égalité pour les femmes."
"Est-ce que je vais déjà m’asseoir sur cette surface en verre pour la photo?" La commissaire européenne Neelie Kroes saute sur la table de son vaste bureau, situé dans le bâtiment bruxellois du Berlaymont et, de bon gré, pose devant une peinture de plusieurs mètres de haut.
Kroes est issue d’une famille d’entrepreneurs, mais dans laquelle les rôles étaient assumés de manière très traditionnelle: tandis que sa mère était femme au foyer, son père développait une entreprise de transports par poids lourds dans le port de Rotterdam. Ce pouvoir au féminin dont elle a fait preuve en tant que politicienne aux Pays-Bas et commissaire européenne à Bruxelles n’a pas toujours été présente. "Mon frère a repris l’entreprise portuaire. A cette époque, pour une femme, il n’était pas envisageable de se retrouver dans le port, dans ce secteur."
La Rotterdamoise opta donc pour une carrière académique de collaboratrice scientifique à l’université. Là aussi, il n’était pas encore question de réflexe féministe. Kroes explique: "Le président du conseil de l’université m’avait invitée à prendre une tasse de café et félicitée pour l’annonce de mon mariage. Le président, à cette époque-là, c’était le Bon Dieu, pour ainsi dire. C’est alors qu’il a déclaré: si tu remarques que tu es enceinte, tu es censée arrêter. Aujourd’hui, c’est absolument inimaginable: d’abord, que quelqu’un profère de telles paroles, et ensuite, qu’on les accepte. Mais à cette époque, en 1965, c’était on ne peut plus normal."
A quel moment le déclic féministe s’est-il produit?
Neelie Kroes Dans les années quatre-vingts, ma position était la suivante: fais de ton mieux. Retrousse les manches sans te plaindre, mais travaille, ça marchera. Jusqu’à ce que, sur la base des chiffres concernant le nombre de femmes occupant des fonctions de direction, je remarque, de plus en plus clairement, que les choses avançaient avec une lenteur étonnante. J’avais eu des opportunités – en travaillant très dur, d’ailleurs. Du sang, de la sueur et des larmes, comme on dit… Mais cela n’est pas nécessairement vrai pour tout le monde. Pour moi, ce fut un cri d’alarme.
Faut-il des quotas fixes pour les femmes?
Je m’y suis convertie tardivement, mais je suis une partisane convaincue des quotas. La dure réalité des chiffres m’ayant ouvert les yeux, j’étais intimement convaincue que cette égalité de représentation devait être rendue obligatoire. Lorsqu’il s’agit de faire appel à des femmes dans la vie active, en dehors de la famille, il faut une éternité avant qu’un changement réel ne se produise dans cet équilibre.
Les exemples sont légion. En Allemagne, les entreprises peuvent s’affilier à un règlement volontaire afin de donner aux femmes davantage de chances d’accéder à des postes clés. La Deutsche Telekom a signé ce règlement, mais aucun mouvement n’a été initié dans le système. Pour obtenir l’égalité, 240 ans sont nécessaires, ont-ils calculé.
La discrimination positive, est-ce souhaitable?
Par définition, il faut être choisi pour ses qualités. Mais je trouve que, pour rattraper ce retard, la discrimination positive est justifiée. Ensuite, c’est tout de même à vous de jouer.
En tant que société, on ne peut tout de même pas permettre de ne pas faire appel à la moitié de la population pour tout ce que nous mettons ensemble sur pied. Ces barrières entre hommes et femmes, nous devons les faire sauter. Ceci commence déjà très tôt, avec l’enseignement et la formation.
Avez-vous déjà senti ces barrières en politique?
A l’époque, je combinais mon job de collaboratrice scientifique avec la politique dans le grand Rotterdam. A ce moment-là, j’étais également membre de la chambre de commerce. J’étais la première femme aux Pays-Bas à assumer un rôle de représentation des transports routiers dans cette chambre de commerce. Il y avait énormément de résistance. Pour beaucoup d’hommes, surtout dans la région de Rotterdam, c’était impensable. Pour les barons du port, c’était la place d’un homme. Et lorsque je me suis retrouvée pour la première fois au parlement néerlandais, certains ont essayé de me descendre. Les plus conservateurs, surtout, ne me voyaient pas arriver d’un bon œil.
A la Commission Européenne, avez-vous aussi reçu le job parce que vous étiez une femme?
Lors de la composition de sa première commission, Barroso a dit: "Je veux un tiers de femmes." C’était judicieux: une seule femme peut difficilement changer l’atmosphère et l’approche au sein de cette commission. Un tiers, c’est tellement mieux: on évite ainsi la critique quant à la raison pour laquelle c’est une femme qui occupe cette place ou qui a reçu ce portefeuille. Si Barroso n’avait pas d’abord exigé un tiers de femmes, cela n’aurait jamais marché. Il y aurait eu beaucoup moins de femmes.
Trouvez-vous que la proposition de la Commission soit arrivée dix ans trop tard?
J’avais quitté la politique et je m’étais constitué un portefeuille. Je trouvais mon panier d’activités très international et très intéressant. J’étais donc heureuse dans mes activités, comme on dit. Je n’avais absolument pas envie d’y renoncer.
C’est pourquoi j’ai dit: vous auriez dû me proposer cela dix ans plus tôt.
Vous avez tout de même répondu positivement?
Lorsque le gouvernement fait appel à vous, il faut tout de même venir d’une bonne maison pour dire non. Mais je ne devais rendre de comptes à personne. Pour moi, cela faisaitbeaucoup. Mes enfants vivaient aux Etats-Unis. Je pouvais donc prendre cette décision sans priver quelqu’un d’autre.
Jusqu’à l’année dernière, vous étiez responsable de la politique de la Concurrence européenne. Etait-ce un mandat chargé? Avez-vous maintenant une vie plus calme?
Je pensais que ce serait moins agité. Mais je puis vous assurer que la Société numérique prend encore plus de temps. Il se passe tellement de choses! Chaque jour, il y a un nouveau développement. Et c’est fascinant: même ceux qui sont plongés dedans ne peuvent pas fournir la moindre indication concernant les évolutions attendues l’année prochaine. Tout est tellement imprévisible!
Cependant, je suis contente d’avoir eu le portefeuille de la Concurrence avant la Société numérique, avec tous les nouveaux développements technologiques. En effet, grâce au rôle d’arbitre que j’occupais à la Concurrence, j’avais un bon aperçu de l’Europe au niveau mondial. Ce portefeuille est plus créatif et plus horizontal. J’ai beaucoup plus de contacts avec le Parlement européen et mes collègues de la Commission. La société numérique, cela signifie "e-government", "e-health", "e-environment" et "e-energy". Chacun doit y participer.
Vous voulez que, pour 2020, tous les Européens soient présents sur Internet?
Le marché intérieur est l’un des joyaux de la couronne de l’Europe: 500 millions de consommateurs. Il doit également devenir un "digital single market", au sein duquel il n’existe par définition pas de frontières. C’est ce à quoi nous nous employons maintenant. Nous avons une montagne de projets.
La Belgique n’a pas une si bonne réputation au niveau des télécommunications, n’est-ce pas?
Dans mon secteur, il y a encore beaucoup trop de barrières, et pas seulement en Belgique. En tant que commissaire à la Concurrence, j’ai constaté la même chose en examinant les marchés de l’énergie. Comme il n’y avait pas de marché intérieur fonctionnant convenablement, au-delà des frontières, le consommateur se retrouvait avec une qualité moindre et des prix moins attractifs. Nous devons maintenant réaliser la même chose dans le secteur numérique. Il y a encore du pain sur planche.
Mais Belgacom est encore détenu pour plus de la moitié par le gouvernement?
En ce qui concerne le propriétaire des actions, je peux avoir mon opinion sur la question, mais j’estime que ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est la manière dont ce propriétaire se comporte, et s’il coupe des possibilités sur le marché. C’est dans l’influence du gouvernement que résident le défi et le danger.
Nous avons libéralisé le marché des télécoms, n’est-ce pas? Grâce à Karel Van Miert.
C’est vraiment très dommage que cet homme soit décédé aussi jeune.
Je crois sincèrement en la concurrence. Cela maintient la vigilance de chacun et donne en général de meilleures actions, plus novatrices. En effet, pour être choisi, il faut faire ses preuves. Et cela est source de qualité et de meilleurs tarifs.
En ce qui concerne le roaming, allez-vous également intervenir pour contenir les prix du trafic de données?
Nous sommes maintenant en train d’examiner ce qui doit se passer. Bientôt, la plus grande partie des informations passera par les données et non par la voix. Bientôt, votre smartphone sera votre ordinateur, il sera tout, en fait. Il y a énormément de choses qui doivent passer par votre connexion à large bande: votre énergie, votre comportement d’achat, etc. Mon appareil photo numérique a pour slogan: "Tous les Européens au numérique!" En Europe, de gros investissements seront donc nécessaires pour la large bande.
D’un autre côté, ces investissements constituent un énorme stimulant pour l’emploi. Et il ne s’agit pas uniquement de l’économie, mais aussi du contexte social. On ne peut vivre de manière indépendante que si l’on est certain d’avoir un contact avec le monde extérieur, et qu’on ne va pas donc nous retrouver mort dans un coin.
Ne trouvez-vous pas dangereux que tout soit géré par des réseaux informatiques? Si quelque chose tombe en panne, comme au Japon, on n’a plus d’énergie, plus rien.
Bien sûr que c’est le cas: nous sommes beaucoup plus dépendants de ce développement technologique. Mais cette technologie est tellement développée que si tous les points cruciaux sont défaillants, il y a des backups, etc. D’ailleurs, continuer à écrire au crayon ou bien passer au numérique n’est pas un choix. C’est pourquoi il est extrêmement important de donner aux gens les moyens d’utiliser eux-mêmes les possibilités de cette numérisation. Sans quoi on perd une génération d’illettrés.
Dans le monde numérique, l’Europe ne tient pas véritablement les rênes. Les entreprises comme Google et Microsoft font-elles la pluie et le beau temps?
Nous n’avons pas impérativement besoin d’un Google européen. Mais nous voulons éviter une situation dans laquelle l’Extrême Orient et l’Extrême Occident – la Silicon Valley – dictent leur loi. En tant qu’Europe, nous voulons jouer notre rôle et nous avons ces possibilités.
En Europe, il y a aussi des entreprises fascinantes. D’une manière générale, nous sommes trop modestes. Dresde, par exemple, est un peu la Silicon Valley pour cette partie de l’Europe. Le triangle compris entre Louvain, Aix-la chapelle et Eindhoven est aussi un cluster de recherche, d’innovation et de production.
Que pouvez-vous faire depuis l’Europe?
Nous pouvons en tout cas essayer de réunir les activités de recherche fondamentale. L’Europe peut également veiller à ce que le financement dépasse le cadre des frontières. Maintenant, on assiste trop souvent à un cloisonnement. Les choses se passent soit aux Pays-Bas, soit en Belgique, soit en Allemagne.
Dans la Silicon Valley, vous allez chez Starbucks et, à la table d’à côté, il y a pour ainsi dire le venture capitalist qui capte des bribes de votre conversation et qui demande si on va en discuter. En Europe, ce n’est pas encore vraiment entré dans les mœurs. Pour donner une chance à l’Europe, nous devons davantage nourrir ce climat d’initiative, à partir d’un entrepreneur qui démarre, d’une PME… Afin que le projet ne doive pas être racheté par des gens de la Silicon Valley.
Ceci nécessite-t-il un changement de mentalité?
En Europe, quand on a fait faillite, on le porte toute sa vie. Et pas comme une marque positive. Aux Etats-Unis, au contraire, c’est justement un avantage: vous avez traversé une période difficile et vous en avez tiré des leçons. On attend qu’à partir de cet enseignement, vous effectuiez les étapes suivantes, qui conduiront à un bon résultat.
Ici, de quoi voulez-vous qu’on se souvienne lorsque vous fermerez la porte derrière-vous?
Je n’ai besoin ni de statues, ni de rues qui portent mon nom. Toutefois, ce que j’espère et ce pour quoi je fais tout mon possible, c’est que les problèmes d’aujourd’hui soient résolus. Je trouve que c’est beaucoup plus important. Et cela, c’est un travail d’équipe.
Insister sur le travail d’équipe, n’est-ce pas typiquement féminin?
Je trouve le travail d’équipe extrêmement important et passionnant. Il en est ainsi maintenant, mais c’était en fait déjà le cas pour toutes les fonctions que j’ai occupées. Ensemble, on dispose d’une beaucoup plus grande capacité de résolution. Et il faut aussi faire les choses ensemble. Si les hommes le font moins? J’ai bien peur que oui.
Le monde de l’IT reste tout de même un univers masculin, non?
Oui, c’est vrai. Ceci est en partie dû à la formation. La rumeur selon laquelle les filles qui optent pour les sciences exactes ne courent pas les rues est tenace...
Vous-même, utilisez-vous souvent ces techniques modernes?
J’ai un fils et un beau-fils, qui vivent tous les deux aux Etats-Unis. Mon fils est marié avec une Américaine et il est même devenu américain. Et j’ai deux petites-filles, que je ne vois pas tellement souvent. Mais je les retrouve tous les week-ends sur Skype. C’est fantastique! Au téléphone, elles seraient muettes. Mais avec Skype, elles peuvent encore jouer. Nous organisons des thés par-delà l’océan...
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