Par Ana Abelenda[1]
La Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) qui s’est tenue au Caire en 1994 a marqué un tournant historique dans la reconnaissance des droits des femmes et des jeunes, notamment leurs droits sexuels et reproductifs. S’il est vrai que la région de l’Amérique latine et des Caraïbes a considérablement progressé dans certains domaines, tels que l’éducation des filles et des femmes et la légalisation de l’avortement au Mexique, à Cuba et en Uruguay, il n’en demeure pas moins qu’il reste encore beaucoup à faire.
Lors de la session plénière, l’activiste nicaraguayenne Dorotea Wilson[2]a lu la Déclaration de la société civile de l’Amérique latine et des Caraïbes à l’aube du vingtième anniversaire du processus du Caire (disponible en espagnol seulement). Cette déclaration nous rappelle que les progrès accomplis s’inscrivent dans un contexte d’inégalités structurelles qui entravent la pleine réalisation des droits de millions de personnes et menacent la pérennité des générations futures. Ces inégalités se perpétuent et des écarts intolérables persistent.
Certains progrès et des difficultés qui persistent
Le Consensus de Montevideo (disponible en espagnol et anglais seulement), adopté par les gouvernements de l’Amérique latine et des Caraïbes le 15 août 2013, reconnaît que l’accès universel aux droits à la santé, sexuels et reproductifs et l’égalité des genres constituent des éléments fondamentaux pour le développement durable. Plusieurs organisations de femmes présentes lors de la réunion ont salué(disponible en espagnol seulement) les progrès accomplis dans la manière de se référer à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, l’engagement à mettre en œuvre une éducation sexuelle exhaustive, le droit à un avortement légal et sans risque, l’accès à la contraception d’urgence, la reconnaissance du travail non rémunéré et des inégalités qui découlent d’une distribution inégale de l’économie des soins, et de l’importance de la laïcité de l’État[3]. Bien que la région ait convenu d’une position progressiste commune pour la Conférence internationale du Caire 20 ans après qui se tiendra en 2014, la mise en œuvre et les prises de position conservatrices demeurent un obstacle à surmonter.
Alessandra Nilo[4] a signalé, au cours d’une conversation avec l’AWID, que « les écarts demeurent très importants et que vingt ans après, on se retrouve à aborder pratiquement les mêmes sujets ». Elle constate également que « les gouvernements éprouvent de grandes difficultés pour comprendre le rapport qui existe entre les droits sexuels et reproductifs et les questions liées au développement ».
Concernant les obstacles à l’intégration du programme d’action du Caire dans un cadre de développement durable plus large, Nilo signale que « l’un des facteurs les plus problématiques est la vision peu progressiste des décideurs aux niveaux national, régional et international. Un autre élément préoccupant dans la région est l’influence des institutions religieuses, qui promeuvent une vision qui ne se base ni sur les droits ni sur des preuves scientifiques. Cette influence menace l’autonomisation de toutes les personnes, et plus particulièrement des femmes ».
La participation des organisations de femmes a été décisive pour promouvoir les droits sexuels et reproductifs dans la région et le monde entier, ainsi que pour remettre en cause le modèle de développement hégémonique. Toutefois, ces organisations rencontrent également de sérieuses difficultés pour obtenir des financements. Nilo signale que « la question de la pérennité politique et économique représente un aspect extrêmement important pour les mouvements sociaux et les mouvements des femmes pour être en mesure d’exercer une influence réelle sur le programme du développement ». Elle ajoute « qu’il existe une grande préoccupation face à la fin de la coopération internationale dans la région, notamment dans certains domaines fondamentaux pour les mouvements des femmes, les organisations de lutte contre le VIH et le sida et les groupes de défense des droits humains. Des changements doivent être apportés afin que les mouvements sociaux puissent avoir accès à des fonds publics d’une manière transparente et durable, et rechercher des mécanismes innovants permettant de financer le programme des femmes, par exemple par le biais d’une taxe sur les transactions financières ».
Le Programme de développement pour l’après-2015, appelé à succéder aux Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) qui arriveront à terme en 2015, doit aborder l’autonomisation des femmes en ce qui concerne les droits sexuels et reproductifs et le programme d’action du Caire. Dans sa réflexion à ce sujet et sur certaines propositions formulées dans le Rapport du Groupe de personnalités de haut niveau chargé du programme de développement pour l’après-2015, Nilo est de l’avis que « l’idée de l’autonomisation des femmes pour améliorer l’économie est accueillie favorablement et que le problème qui se pose porte plutôt sur le type de modèle promu dans le cadre de cette économie ». Nilo estime que « l’autonomisation, si elle s’inscrit dans un modèle dans lequel les inégalités persistent, est inacceptable. La question n’est donc pas d’accroître la participation des femmes à l’économie afin de susciter une plus grande consommation, sinon de revoir le modèle de développement recherché ».
Le rôle du mouvement des femmes autochtones
La péruvienne Tarcila Rivera, Coordinatrice pour la région Sud du Réseau continental des femmes autochtones des Amériques, est activiste des droits des femmes autochtones depuis 20 ans. Avec elle, nous avons évoqué les contributions du mouvement des femmes autochtones au programme du développement durable et les défis que suscite la prise en compte de la perspective des droits des femmes dans leur propre activisme.
Rivera considère que « les femmes autochtones ont beaucoup à apporter en termes de pérennité. La production alimentaire en est un bon exemple : en effet, les femmes autochtones jouent un rôle important dans l’agriculture du fait qu’elles ont recours à des connaissances ancestrales pour produire des aliments libres de produits agrochimiques et à base d’engrais naturels. Cette connaissance doit être reconnue, récupérée et validée dans un contexte élargi du développement durable ». Elle ajoute par ailleurs « qu’il est important d’appréhender la pérennité non seulement en termes économiques, sinon également en termes de qualité de vie, car le luxe et les paillettes ne sont pas forcément synonyme de qualité de vie. Elle affirme que les gens se croient heureux dans une communauté au sein de laquelle il est possible de produire et de décider comme chacun l’entend, y compris lorsqu’il s’agit de décisions concernant nos corps et le nombre d’enfants que nous souhaitons avoir ».
Interrogée sur la reconnaissance croissante des peuples autochtones et de leur vision du monde dans les constitutions bolivienne et équatorienne, Tarcila Rivera est de l’avis qu’il reste encore beaucoup à faire. Elle signale que « certains progrès ont été accomplis en termes juridiques. Par exemple la Bolivie est le premier pays à avoir accordé un statut constitutionnel à la déclaration des droits des peuples autochtones. Le problème se situe au niveau de la mise en œuvre : même dans les programmes d’égalité des genres, les femmes autochtones demeurent invisibles en termes de budget et de consultations. Les femmes autochtones exigent de pouvoir participer à l’élaboration de ces programmes afin d’assurer la prise en compte de leur culture et de leur langue ».
D’après Rivera, « nous avons besoin de services de santé de meilleure qualité et les enfants autochtones d’une éducation de meilleure qualité afin de pouvoir bénéficier des mêmes opportunités que les autres enfants et ainsi accéder sur un pied d’égalité à des emplois bien rémunérés, sans rester cantonnés à des emplois de qualité inférieure. Tout cela est essentiel au développement durable, y compris des peuples autochtones ».
Toutefois, la prise en compte de la perspective des droits des femmes a été semée d’embuches pour le mouvement des femmes autochtones. Rivera signale que « lorsque nous avons rejoint le processus du Caire 20 ans après, il a tout d’abord eu à débattre sur les droits sexuels et reproductifs : de quoi s’agit-il ? Comment traduire ce concept dans la culture autochtone ? Ensuite, le mouvement a abordé la question du corps, de l’autonomie physique, avant de se réunir avec les femmes autochtones plus âgées et partageant la même langue afin de connaître leurs expériences, par exemple la manière dont elles se protégeaient dans le passé et les raisons pour lesquelles certaines avaient de nombreux enfants tandis que d’autres n’en avaient que très peu. Il existe un ensemble de connaissances et de pratiques qui, de son avis, devraient être prises en compte aux fins du développement durable ».
Rivera souligne le fait que « Nous avons appris à marcher main dans la main avec nos camarades du mouvement féministe et qu’aujourd’hui, les deux mouvements sont en mesure de s’accorder sur des priorités communes. Le fait de parvenir à définir que toutes les femmes ont le droit de disposer librement de leur corps et du nombre d’enfants qu’elles souhaitent avoir, à quel âge elles veulent se marier ou pas, a constitué une avancée fondamentale revêtant une grande importance pour notre mouvement ».
Les droits sexuels et reproductifs dans le programme pour l’après-2015
L’AWID s'est également entretenue avec Ana Cristina González Vélez, membre de Articulación Feminista Marcosur et coordinatrice de l'articulation régionale des organisations de la société civile en vue du Caire vingt ans après, sur la façon d'intégrer le programme du Caire, en particulier les droits sexuels et reproductifs, dans un cadre de développement durable pour l'après 2015:
Selon Ana Cristina, « le programme de développement pour l'après 2015 doit être conçu non pas comme un simple programme de remplacement des OMD, mais comme une initiative beaucoup plus ambitieuse. Nous ne pouvons discuter d'un nouveau programme de développement sans mettre l'égalité et en particulier l'égalité des genres, au centre de ces discussions .Sachant que le développement présente deux dimensions, à savoir l'aspect productif et l'aspect reproductif, il ne peut être dissocié des droits sexuels et reproductifs en raison de son impact non seulement sur les corps et les vie des femmes, mais aussi sur les modèles de production et de reproduction. »
« La division sexuelle inégale du travail est un facteur qui ne peut être ignoré car il constitue l'une des manifestations les plus criantes de l'inégalité qui se traduit, pour les femmes, par une charge disproportionnée compromettant leur participation dans tous les domaines de la vie sociale. Les mouvements féministes peuvent apporter une contribution précieuse à ce débat, en abordant l'égalité comme élément central, en promouvant le respect de la diversité et en favorisant l'application d'une approche des droits humains qui ne pénalise pas la sexualité ni les droits des femmes ».
Lors de la clôture de la Conférence de Montevideo, l’esprit festif régnant au sein des délégations de la société civile, y compris des réseaux et des groupes des femmes, des jeunes, des peuples autochtones, des peuples afro-descendants, des personnes atteintes du VIH et du sida, des travailleurs-euses sexuels-elles et des personnes LGBTI, témoigne du fait que les temps ont bien changé. Ces recommandations seront la contribution de l’Amérique latine et des Caraïbes aux réunions de la Commission de la population et du développement (CPD) et de l’Assemblée générale des Nations Unies, qui se tiendront à New York en 2014. Il reste à voir de quelle manière les accords seront mis en œuvre et s’il existe une volonté politique de les promouvoir dans le programme de développement durable pour l’après-2015.
[1] Un grand merci également à Marisa Viana et Alejandra Scampini, de l’AWID, pour leurs contributions à cet article.
[2] Dorotea dirige le Réseau des femmes afro-latino-américaines et afro-caribéennes et de la diaspora (RMAA) et fait partie de l’Alliance régionale des OSC pour le processus du Caire 20ans après.
[3] Pour en savoir plus, lisez également l’analyse des résultats de la Conférence préparée par les organisations RESURJ, DAWN, YCSRR et IWHC en cliquant ici(disponible en anglais seulement).
[4] Elle est la fondatrice de Gestos-Brésil, la Secrétaire régionale de LACASSO (Conseil latino-américain et caribéen des organisations non gouvernementales fournissant des services liés au VIH et au sida), Conseillère auprès du réseau Resurj et membre de l’Équipe spéciale de haut niveau de la CIPD chargée lancer des passerelles entre le programme des droits sexuels et reproductifs et les débats sur le développement durable pour l’après-2015.
Source: AWID
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