Les femmes chefs d’entreprise : le cas français

Vendredi, 03 Janvier 2014 15:48
Imprimer

 

Les femmes ont massivement investi le salariat depuis la fin des années cinquante et leur part dans la population active atteint désormais 45 %. Pour autant leur place dans la hiérarchie des emplois n’a pas été à la hauteur de cet investissement ; la majorité d’entre elles occupent des emplois subalternes.

 

Elles sont peu nombreuses dans les catégories supérieures des professions : dans le secteur privé, elles ne sont que 27,5 % des cadres et ingénieurs et à peine 7 % dans l’état-major des grandes entreprises. Se mettre à son compte pourrait être, pour certaines, un moyen de dépasser la difficulté à faire reconnaître leurs capacités à prendre des responsabilités ; pour d’autres, un moyen de sortir du chômage, en créant leur propre emploi. Qu’en est-il réellement ?

2Qui sont aujourd’hui les femmes chefs d’entreprise ? Combien sont-elles ? Comment devient-on chef d’entreprise quand on est une femme ? Pourquoi entreprendre ? L’ouvrage de Bertrand Duchéneaut et Muriel Orhan publié en 2000 en fait une analyse documentée. Cet article se propose d’actualiser la situation française, puis de présenter les résultats d’une enquête monographique particulière sur l’accès à la responsabilité de chefs d’entreprise réalisée en 1997 pour le Service des Droits des Femmes, et non encore publiée. On voit alors que création, reprise, succession ou promotion interne sont quatre modes d’accès à la responsabilité de chefs d’entreprise aux caractéristiques spécifiques.

LA PYRAMIDE INVERSÉE : PEU DE CHEFS D’ENTREPRISE, ENCORE MOINS DE FEMMES

Être chef d’entreprise au féminin ou être à son compte sans salarié sont deux modes d’exercice du travail dit "indépendant" qui ne relèvent pas de la même démarche. Cette première partie construit les éléments de cadrage, par cercles concentriques, depuis la catégorie des "indépendants", en passant par la population des travailleurs à leur compte, pour arriver à celle des employeurs d’au moins un salarié. Le repérage dans les statistiques de ces situations emboîtées n’est pas chose évidente (annexe I, p. 44). Ceci suppose une exploitation particulière des données, dont les résultats figurent dans les tableaux situés en annexe.

4En 2002, la France compte 24 millions d’actifs occupés, parmi lesquels 21,6 millions sont salariés (16,1 dans le secteur privé et 5,5 dans les secteurs publics et para-publics – hôpitaux, établissements sous tutelle). Pour définir le champ de l’article, on va procéder par resserrement progressif de la focale jusqu’à concentrer le regard sur la seule catégorie qui nous intéresse, celle des femmes chefs d’entreprise (voir tableau 1, p. 46)

5Le premier palier est donc l’ensemble des actifs. Un deuxième palier consiste à déduire les salariés de la population active occupée. Restent alors 2,4 millions de travailleurs indépendants. Parmi ces derniers, se trouvent un demi-million d’agriculteurs et d’agricultrices et 0,3 million d’aides familiales. L’agriculture est un domaine particulier dans lequel la création d’entreprise revêt des formes spécifiques, encore très liées à la reproduction familiale ; à la suite de Bertrand Duchéneaut et Muriel Orhan (op. cit.), nous les avons exclus du champ d’analyse. Les aides familiales qui sont principalement des femmes méritent une attention à part  Si elles participent étroitement à l’activité de l’entreprise, elles n’en ont pas moins un statut particulier, que ce soit en matière de rémunération (non individualisable) ou de responsabilité (entière mais partagée), c’est ce que manifeste "le statut du conjoint d’artisan et de commerçant travaillant dans l’entreprise familiale" créé en 1982 (loi n° 82-596 du 10 juillet 1982).

6Le troisième palier est atteint, une fois retirés du champ les agriculteurs et les aides familiaux. La France compte alors 1,6 million d’indépendants dont 400 000 femmes (tableau 1). Dix ans auparavant, ils étaient un peu plus nombreux : 1,8 million dont 440 000 femmes. L’avènement progressif et continu de la société salariale (la salarisation croissante de l’économie), réduit régulièrement cette population des indépendants, et ce en dépit des discours et politiques réitérées récemment en faveur de la création d’entreprise.  Les indépendants ne représentent plus que 9 % des emplois masculins et moins de 4 % des emplois féminins. Le nombre de personnes diminue dans chacune des catégories, tant pour le nombre d’hommes que pour celui des femmes concernées, à l’exception des professions libérales dont l’effectif reste globalement stable en même temps qu’y entrent des femmes toujours plus nombreuses

7Enfin, quatrième palier, si on se limite aux seuls indépendants qui emploient au moins un salarié, leur nombre tombe à 0,8 million dont 0,2 million de femmes. Dans cette pyramide inversée, telle que décrite au tableau 1, la part des femmes se réduit au fur et à mesure que le regard se concentre et que la focale se referme. De 45 %, qui est leur part de la population active occupée (ou l’emploi total) en France, elle n’est plus que de 32 % dans l’ensemble des indépendants ; elle se réduit à 25 % une fois retirées les aides familiales et l’agriculture ; elle n’est plus que de 21 % parmi les chefs d’entreprise employant au moins un salarié.

8Dans un premier temps, décrivons le nombre et la place des femmes parmi l’ensemble des indépendants, qu’ils aient ou non des salariés, avant d’en venir à cette population très particulière des chefs d’entreprise d’au moins un salarié, dite celle des "employeurs", rarement décrite en tant que telle, et ici analysée grâce à une exploitation particulière de la série des enquêtes Emploi de l’Insee

La part des femmes dans les professions indépendantes : des évolutions contrastées

9Revenons au troisième palier : les indépendants qu’ils aient ou non des salariés, en les observant par catégories de professions (PCS). Les femmes ne représentent qu’un tiers des commerçants, 15 % des artisans et 13 % des chefs d’entreprise de plus de dix salariés, mais 35 % des professions libérales (voir tableau 2, p. 46).

10La part des femmes dans ces professions évolue diversement : en hausse notable chez les professions libérales, en hausse aussi dans l’artisanat mais à un niveau encore très faible ; en baisse dans le secteur du commerce.

11La féminisation des professions libérales est récente et segmentée  Le nombre d’hommes exerçant une telle profession diminue en valeur absolue, celui des femmes s’accroît : la profession se féminise rapidement depuis le milieu des années 1990. Au total le nombre de personnes exerçant à son compte est stable et la profession se féminise rapidement. La part de femmes s’y accroît fortement : elle est de 35 % en 2002, soit plus du tiers, alors qu’elle n’était que de 29 % en 1993, soit un gain de six points de pourcentage en seulement dix ans.

12L’évolution est inverse dans le commerce. La part des femmes responsables en titre d’un petit commerce (moins de dix salariés) est passée en vingt ans de 39 % à 35 % de 1982 à 2002. Ainsi la diminution générale du nombre de petits commerces a été encore plus rapide pour les boutiques tenues par des femmes.

13Dans l’artisanat, la part des femmes est traditionnellement très faible, mais cette part tend à augmenter. La diminution des entreprises artisanales (sans salarié ou de moins de dix salariés) a été plus rapide pour celles tenues par des hommes, à l’inverse de ce que l’on a observé pour les commerces. Si aujourd’hui, seulement un artisan sur sept est une femme, cette part va croissant : de 9 % à 15 % de 1982 à 2002. Au total, on compte environ 80 000 femmes artisans de moins depuis vingt ans, alors que sur la même période le repli des effectifs est de plus de 100 000 pour les hommes.

14C’est parmi les chefs d’entreprises de plus de dix salariés que la part des femmes est la plus faible : seulement un chef d’entreprise sur huit est une femme. Et cette part est globalement stable, autour de 15 %.

Un secteur privilégié : les services

15Les femmes indépendantes travaillent beaucoup plus fréquemment que les hommes dans le secteur des services : 61 % des femmes indépendantes sont dans le secteur des services, 41 % des hommes (voir tableau 3, p. 47). Cette part est allée croissante depuis dix ans, alors qu’elle est stable pour les hommes. Si le nombre de femmes indépendantes a diminué globalement et dans les autres secteurs, le nombre de celles qui sont dans le secteur des services, 245 000 en 2002, a eu tendance à s’accroître dans la dernière décennie. Il y a donc eu des installations en nombre suffisamment pérennes.

16Les femmes indépendantes sont moins nombreuses que les hommes dans l’industrie (8 % contre 13 %) et particulièrement rares dans la construction (moins de 2 %) alors que plus d’un homme indépendant sur cinq travaille dans le bâtiment. Selon Bertrand Duchéneaut et Muriel Orhan (2000), les secteurs d’activité privilégiés par les femmes entrepreneurs peuvent être décrits selon trois caractéristiques essentielles : la dimension féminine de l’activité (esthétique, mode, soins de la personne, de la famille, éducation…), les qualités requises plutôt féminines (sens de l’écoute, communication, imagination, sens du détail…), les barrières peu élevées à l’entrée (financières, compétences techniques…). On y reviendra. Bien entendu, il existe un certain nombre d’exceptions, de cas de femmes entrepreneurs tout à fait particulières, hors normes, et qui font d’ailleurs fréquemment l’objet d’articles de presse et d’interviews.

"Ma petite entreprise"

17Selon la taille, un message essentiel : les femmes gèrent des entreprises de plus petite taille et elles ont plus souvent des micro-entreprises sans salariés.

18Les femmes sont plus souvent que les hommes à la tête de micro-entreprises, n’employant qu’elles-mêmes : 55 % contre 45 % des hommes ; plus de la moitié des femmes travailleuses indépendantes n’ont pas de salariés. C’est pourquoi, alors qu’elles représentaient un quart des indépendants, elles ne sont plus qu’un cinquième des employeurs.

19Quand elles ont des salariés, les femmes gèrent des entreprises de plus petite taille que les hommes ; seulement 8,5 % d’entre elles ont des entreprises de plus de dix salariés, alors que cette part est double chez les hommes : 15 % des hommes indépendants gèrent des entreprises de plus de dix salariés.

Les "employeuses" : de plus en plus diplômées, célibataires, jeunes

20En 2002, les femmes dirigeant une entreprise d’au moins un salarié sont plus diplômées que les hommes dans la même situation. Dix ans plus tôt, c’est la proportion des autodidactes (non ou peu diplômées) qui l’emportait chez les femmes dirigeantes. Les femmes ont comblé leur retard sur les hommes quant à leur niveau de diplômes ; la proportion des autodidactes n’est plus que de 24 % (22 % chez les hommes) ; il y a dix ans, elles étaient 38 % et les hommes 30 %.

21La course en tête des jeunes filles dans l’accès aux diplômes, constaté par Christian Baudelot (1992) se retrouve aujourd’hui chez les dirigeants d’entreprise, pourtant de générations plus anciennes. En 2002, 35 % des femmes dirigeantes ont un diplôme supérieur au baccalauréat ; c’est sept points de plus que les hommes en 2002 (29 %), alors qu’il y a dix ans, hommes et femmes dirigeants diplômés du supérieur se côtoyaient dans la même proportion de 25 % (voir tableau 6, p. 48)

22Les femmes dirigeantes (au sens de "employeuses") sont de plus en plus souvent célibataires (19 % à mi-2001, 12 % à mi-1991) ; elles sont plus souvent célibataires, veuves ou divorcées que les hommes dirigeants. Et elles ont moins de charges de famille.

23Les dirigeants ont en moyenne 47 ans, hommes et femmes ; cet âge moyen a très peu augmenté au cours des dix dernières années (au contraire de l’emploi total) ; et l’âge moyen des femmes a augmenté moins vite que celui des hommes, montrant ainsi un léger rajeunissement relatif des femmes par rapport aux hommes. Davantage de femmes plus jeunes auraient-elles investi et prospéré dans la création d’entreprise ?

24Ceci pose la question de la création d’entreprise. Selon l’enquête Siné de l’Insee, en 2002, l’âge moyen des créateurs était de 39 ans pour les femmes et 38 ans pour les hommes ; depuis 1994, l’écart d’âge entre hommes et femmes s’est amenuisé par un léger rajeunissement des créatrices.

25Selon la même source, en 2002 comme en 1998, un tiers (37 %) des entreprises avec salariés sont créées par des femmes. Plus de la moitié des entreprises (avec salariés) que créent les femmes sont dans le secteur des services. Et ces "vraies" entreprises de services créées par des femmes sont plus solides et pérennes que celles créées par des hommes

DEVENIR CHEF D’ENTREPRISE

Comment devient-on chef d’entreprise quand on est une femme ? Est-ce une initiation familiale ? Une occasion saisie ? Une volonté d’affirmer ses capacités mal reconnues dans le salariat ? Ont-elles connu des difficultés particulières ? C’est pour répondre à cet ensemble de questions que nous avons réalisé une enquête monographique auprès d’une centaine de femmes chefs d’entreprise avec salariés de la région parisienne
. Les résultats de ces deux investigations convergent, notamment en ce qui concerne la part de "créatrices", de "repreneuses", ou d’"héritières; mais notre enquête a révélé une autre façon d’accéder à la responsabilité d’une entreprise : la nomination à l’intérieur d’un grand groupe. Ces femmes "promues" qui ont des parcours proches de ceux des cadres supérieurs, contribuent à diversifier l’image de la femme chef d’entreprise.

Sur cent femmes chefs d’entreprise, la moitié avait créé leur entreprise, une sur cinq avait repris une entreprise existante, une sur cinq avait succédé à un membre de sa famille, une sur dix avait pris la tête d’une entreprise par promotion interne. L’âge médian d’accès à la direction d’une entreprise est de 36 ans ; la plus précoce avait 21 ans tandis que la plus tardive avait 61 ans lorsqu’elles sont devenues chefs d’entreprise.

Un "hasard" favorable

28L’accès au poste de chef d’entreprise prend souvent un caractère "improvisé" : un hasard favorable. Seulement un tiers des femmes interrogées avaient pour projet de diriger un jour une entreprise. Pour la plupart d’entre elles, et quelles que soient les circonstances qui les ont menées à ce poste, leur prise de fonction est rarement une réaction face à une situation de difficultés personnelles ou professionnelles contrairement à l’image souvent associée à la création d’entrepris : sur l’ensemble de l’échantillon, seules six des femmes interrogées avaient connu des périodes de chômage, dont trois pour une durée de moins d’un an

L’idée d’une activité à développer, la rencontre d’associés potentiels mais également l’association au projet d’un conjoint ou d’un autre membre de la famille sont des éléments déclencheurs. Cette dernière situation concerne près de la moitié des personnes interrogées : la plupart des femmes ayant accédé à leur poste par succession mais également un tiers des créatrices et un quart des "repreneuses", et naturellement pas du tout les "promues". Il s’agit pour la majorité d’entre elles de leur mari, à l’exception des "héritières", où les parents et les enfants sont plus souvent impliqués que le conjoint. Un tiers des créatrices et un quart des repreneuses impliquent leur conjoint dans leur affaire.

L’occasion provient souvent d’un contexte familial porteur d’une forte tradition d’autonomie : par exemple plus de la moitié des "repreneuses" avaient des mères commerçantes et un tiers des créatrices avaient un père chef d’entreprise.

31Ces facteurs facilitateurs du "hasard" vont de pair avec les motivations exprimées par les enquêtées. Bien que non proposée dans le questionnaire, la "volonté d’entreprendre" a été plusieurs fois citée comme motivation essentielle. Les motivations le plus souvent exprimées : assurer la profitabilité de l’entreprise, ou assurer les moyens d’une indépendance personnelle ou professionnelle, se situent du côté des motivations de type pull, liées à la volonté, plus souvent que des facteurs de type push, liés à la nécessité (insatisfaction dans le travail salarié, perte d’emploi…).

Si, à la suite de Bertrand Duchéneaut et Muriel Orhan (op. cit., p 144), on croise la nature de la motivation (volonté versus nécessité) avec l’origine de l’idée ou de la compétence professionnelle : personnelle ou liée à l’environnement familial, on trouve quatre cas qui recoupent notre typologie.

 

Pour accéder à l'intégralité de l'article : http://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2005-1-page-31.htm